L’aidante.

Sur cette terrasse les convives ne regardent qu’Elle. La vue est magnifique. Le temps est assez clair et très doux pour un mois d’octobre. C’est assez étrange ces automnes doux qui déroutent nos humeurs par leur douceur. Vous ne trouvez pas ? 

Petite, je rêvais d’être danseuse étoile. Pour la grasse, la sensibilité et la liberté. Il y a très peu d’Etoiles. Je rêvais de ressembler, je crois à ce que je suis sur la photo. Gracieuse, élégante. Chignon tiré, maquillée, les cils allongés pour plus d’intensité. Des yeux très noirs, un visage mélancolique et songeur. La mélancolie a toujours fait partie de ma personne mais elle n’a aucun rapport avec le fait d’être heureux ou non. Je me tiens droite. Droite comme on l’entend souvent : « Tiens toi droite, si tu sens tes épaules s’alourdir, redresse toi. Ne rien laisser paraître. La toilette doit être aussi élégante que ce que tu dégages. »

Mon regard ne porte pas sur Elle. Les autres attisent ma curiosité. Je suis attirée par la différence, par l’autre, celui qui n’est pas mais qui devient.  Je les imagine dans ces appartements parisiens, certains trinquent, dansent, tournent, chantonnent. D’autres, seuls, pleurent d’émotion en écoutant de la musique, et puis il y avait celui que j’imagine un verre à la main, seul aussi, lire un poème de Baudelaire avec toute l’émotion de sa première lecture retrouvée. Il écrit aussi. Il se cherche … sa vie est « belle » mais il est tourmenté. Il lit. Boit et s’endort sur le canapé.

Mes cils alourdissent mes paupières. Je me sens fébrile. Je dois vite rentrer. Je regarde l’heure, il est déjà 16H, j’ai laissé Sofiane seul … Je me dépêche, je file à l’anglaise, de mille pas, vite, vite, je marche vite, très vite, je me faufile dans le métro, un pas chassé pour esquiver un touriste et je finis ma course par un long et majestueux saut dans le métro à quai. C’est une belle image, la porte s’est refermée la seconde suivante. Tout est bien minuté. Et la scène est une chorégraphie qui m’appartient et je me sens en vie.

J’arrive. Je suis là. Je suis là Sofiane. J’ai un peu tardé mais je suis là. J’enlève ma toilette. Je me décoiffe. Je me démaquille, je prends toujours mon temps pour me démaquiller.

Sofiane … 

Sofiane a 44 ans. Nous sommes mariés depuis 12 ans. 12 ans, c’est beaucoup, non ? Sofiane, depuis 5 ans, est un grand handicapé. Je suis son aidante. Sa tierce personne. Je parle pour lui – il a perdu la plupart de ses mots, alors qu’il était fou de littérature arabe – Je l’aide au quotidien car, seul, il ne pourrait pas faire grand chose. Mais je n’ai pas envie de parler de tous ces détails.

Extrait de l'Homme- Joie de Christian BOBIN

Extrait de l’Homme- Joie de Christian BOBIN

Ce que nous faisons pour avoir une « vie sociale » n’est pas évident. Tout est difficile. Il y a des périodes, comme en ce moment, où tout est complexe et les solutions n’existent pas. La solitude et la détresse sont des mots qui résonnent en son de cloche dans nos esprits. C’est insupportable. 

Ce qui nous donne espoir : quand nous voient des miracles, nos yeux sont grands ouverts, tellement grands que, dans ces instants là, coulent de ces billes noires illuminées par la lumière du miracle, des larmes de joie.

L’aimante.